VI J’ai un plan

Avant même que je sois un ange, « j’avais le chic pour me tirer d’affaire » en toutes circonstances. Dixit Mlle Rowntree, spécialiste des expressions ringardes.

D’après elle, dès que je dois affronter un problème qui m’effraie, je me défile ou je fais la morte. Ben, là, comme j’étais morte, il ne me restait plus qu’à trouver un bon truc pour me défiler.

J’ai pris vingt secondes pour mettre au point un plan très simple : dès que les cours commenceront, je montrerai que je suis archinulle en Sciences angéliques appliquées. Pendant le repas, je jouerai la grande malade. Je serai pâlichonne. J’aurai du mal à respirer. Et je me mettrai à pleurnicher pile quand M. Éblouissant passera devant moi.

« Qu’est-ce qui se passe, Mél ? s’inquiétera-t-il.

– Est-ce que, snif, je peux, snif, vous parler en privé, snif ? demanderai-je. »

Il acquiescera et m’entraînera à l’écart. Là, entre deux sanglots, je lui expliquerai la situation à ma manière :

« Les cours vont beaucoup trop vite pour moi, snif… Je ne serai jamais au niveau… Je vais retarder les autres élèves… Il vaut mieux que je rentre chez moi tout de suite… »

A ce moment-là, je placerai un petit battement de cils à la Bambi, et, pof ! je serai de retour chez Dess et Maman avant que les Agents aient le temps de se rendre compte que je n’étais pas un ange !

Dans ma tête, c’était comme si c’était fait. J’étais soulagée. Ce qui m’a donné envie de parler avec mes nouvelles copines. Je ne sais pas si, vous, c’est pareil, mais, moi, quand j’ai l’impression qu’un grand poids a quitté ma poitrine, ça me met de super bonne humeur, et je deviens encore plus bavarde que d’habitude.

– Alors, c’est quoi, le programme, après l’école ?

Lola a haussé les épaules :

– Pfff… Chais pas… On pourrait aller faire les boutiques, si ça te dit…

J’ai failli éclater de rire : « Faire les boutiques au Paradis ? Bien sûr ! J’y crois à fond ! »

Ambre m’a regardée, des étincelles dans les yeux :

– Tu as tellement de choses à découvrir, Mél ! Je suis sûre que tu vas passer ici les meilleurs moments de ta vie…

« Sauf que je suis morte, abrutie ! » ai-je failli lui cracher au visage.

Je me suis retenue. Ambre était pénible à force d’être gentille, mais j’allais bien réussir à la supporter quarante-huit heures, non ?

– Le cours est terminé ! a annoncé M. Eblouissant.

Lola a levé la main :

– Monsieur ! Vous ne nous avez pas dit dans quelle chambre on était !

Le prof a eu l’air surpris :

– Quoi ? J’aurais commis cet oubli impardonnable ? Voyons voir…

Il a fouillé dans ses poches et en a tiré une liste. Il nous a lu nos numéros de chambre. Lola était ma voisine. Trop génial !

– A bientôt, Mélanie ! a dit Ambre en s’éloignant.

– Oui, à très, très bientôt ! ont renchéri d’autres filles.

Tout le monde semblait horriblement gentil. J’ai pris peur : est-ce que la gentillesse s’attrapait aussi vite que le rhume, au Paradis ? Est-ce que moi aussi, bientôt, je serai aussi nunuche qu’Ambre ? A moins que cette gentillesse généralisée ne cache quelque chose…

– Ne t’occupe pas d’elles, m’a conseillé Lola. Suis-moi plutôt, si tu veux voir notre chambre.

Un peu, que je voulais ! Pour voir la chambre ; et aussi parce que je pensais que Lola et moi pourrions nous raconter nos vies, quand on ne serait plus que toutes les deux… et j’avais hâte de mieux connaître ma nouvelle amie.

La première chose que Lola m’a apprise, j’ai cru que je ne m’en remettrai jamais ! Elle venait du xxiie siècle ! Je me suis écriée :

– Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es née cent ans après moi, et, pourtant, on a le même âge !

– C’est l’une des bizarreries de l’Académie. Il y en a des tas d’autres, je te préviens ! Mais c’est à cause de celle-là que tout le monde s’habille à peu près pareil, pour pas qu’il y ait de différences entre nous, d’où que nous venions.

– Je n’avais jamais vu autant d’élèves à la mode, ai-je avoué.

– Toi aussi, tu verras que…

Lola s’est interrompue en rougissant. Je l’ai relancée :

– Que quoi ?

– Je… je sais pas…, a bégayé mon amie. Parfois, des mots me sortent de la bouche sans que je sache pourquoi…

– Oh, moi aussi ! Mais, parfois, c’est pire : je fais des trucs sans savoir pourquoi. Une fois, j’ai failli être virée parce que j’avais raccourci la jupe de mon uniforme d’une vingtaine de centimètres et…

– Wouh-ouh, les filles ! s’est exclamée Ambre, surgissant dans le couloir. J’ai été m’inscrire au club d’histoire. Il y a déjà plein de monde ! Je voulais vous avertir, au cas où vous seriez intéressées. Ça se passe à la bibliothèque…

« Un club d’histoire ? Et pourquoi pas un atelier de tricot ? » ai-je pensé. J’ai préféré dire :

– Merci, Ambre, merci infiniment.

– De rien. Tu sais, quand je suis arrivée ici, j’ai raté des trucs super juste parce que je ne savais pas que ça existait… Allez, à tout’!

– Elle est toujours comme ça ? ai-je demandé à Lola.

Mais elle ne m’a pas entendu. Elle me tenait la main en frémissant :

– Mél, ça ne te dérange pas si on va voir nos chambres un peu plus tard ?

– Non, pourquoi ?

– Il faut qu’on s’inscrive de toute urgence au club d’histoire.

– Pardon ?

– Ça ne t’intéresse pas ?

– Euh… Honnêtement, je préférerais me dévorer la tête !

Lola m’a regardée, stupéfaite :

– Ah bon ? Ben… T’as qu’à m’attendre là, alors.

Elle s’est éloignée à grands pas, puis elle est revenue vers moi en fulminant :

– J’arrive pas à y croire ! Quand je t’ai vue, j’étais tellement sûre qu’on serait amies !

– Ben… moi aussi ! Qu’est-ce que j’ai fait ?

Lola a tapé du pied :

– Tu ne veux pas voyager dans le temps, voilà ce que tu as fait ! Comment je pourrais être amie avec une fille qui ne veut pas voyager dans le temps ?

– Parce que vous voyagez dans le temps, avec le club d’histoire ?

– Bien sûr ! Tu ne crois quand même pas qu’on s’inscrit pour apprendre un tas de dates par cœur ?

J’ai fait signe que si. Lola m’a fixée. Nous avons éclaté de rire. Et j’ai décidé de lui dire la vérité. Je ne pouvais pas continuer de lui mentir.

Sauf qu’à ce moment-là, Lola a poussé un cri :

– Oh, la vache ! T’as vu la queue qu’il y a déjà ! Dépêche-toi !

Et nous sommes entrées dans la bibliothèque.